Lettre à ma solitude

Solitude

Lettre à ma solitude

 

Ma chère,

Ça fait longtemps que j’ai envie te parler, est-ce que j’ai le droit de m’adresser à toi directement ? Je sais que je ne t’ai pas habituée à ça, j’imagine que ma familiarité soudaine t’incommode et que ce tutoiement te surprend. Je le sais en fait, je te connais bien. À vrai dire, on se ressemble beaucoup toi et moi. Mais aujourd’hui il me semble important de faire ce pas vers toi. Je crois que j’ai beaucoup de choses à te dire et que j’ai déjà trop attendu. Allez, fais pas cette tête !  Ce n’est pas comme si on ne se connaissait pas. Ça fait bientôt vingt-trois ans qu’on cohabite.

Je conçois que cette lettre va te paraitre un peu étrange, comme aux autres qui la liront d’ailleurs. On ne parle pas souvent de toi ici. À vrai dire, quand il s’agit de toi, le sujet est un peu tabou. La plupart des gens te présentent comme un monstre à abattre ou une maladie incurable. Ils sont prêts à toute sorte d’arrangement pour t’éviter. Je m’étonne de leur entêtement, je m’en irrite parfois. Quand je sors des arguments en ta faveur, on me répond que c’est si triste d’être seul. On me parle de ces mamans célibataires qui galèrent ou des SDF, de ces gens au chômage, à la retraite. Tu sais, ces vieux qui meurent tout seuls chez eux, qu’on ne remarque qu’un an après à cause de l’odeur. Pourtant, ton prénom, quand il sort de ma bouche, n’a rien à voir avec tout ça. Je crois qu’ils te confondent avec l’abandon ou l’isolement, avec une sorte de manque.

Pour moi, tu représentes avant tout un retour à soi. Un appel à découvrir ses désirs, ses rêves, sa liberté. Une pause dans ces relations qui sont toujours plus compliquées, dans ce monde qui s’essouffle, cette société qui s’effrite. Très tôt, on nous éduque à vivre ensemble, à jouer ensemble, à travailler ensemble. On nous inculque le compromis, la patience, on nous apprend à communiquer, à mentir surtout. On nous convainc que tu es incompatible avec le bonheur, avec l’amour, et que, contrairement au dicton, il vaut mieux être avec n’importe qui, plutôt que seul.

Alors j’ai essayé moi aussi. De faire partie d’un groupe, d’une communauté, d’un couple. J’ai passé des années à supporter des compagnies que je jugeais ennuyeuses pour me sentir acceptée, normale. Le plus généralement parce qu’on me le demandait et que ça inquiétait ma mère de me voir avec toi. Mais la vérité c’est que je me sens bien plus seule en soirée, entourée par le monde, les lumières, les sons. Je me mêle aux autres, je parle avec ces gens, je me sens vraiment bien parfois, mais souvent, d’un coup, j’ai le sentiment d’être seule au monde. J’ai l’impression que nos paroles sont insensées, tellement superficielles, et qu’il n’y a aucun espoir que l’on se comprenne un jour. Ça t’ai déjà arrivé à toi aussi ?

On rabâche sans cesse les mêmes propos stériles, entendus à la télé, dans les médias, sortis de la bouche des plus cons de ce monde. On s’emporte les uns contre les autres pour des broutilles et on évite soigneusement les vrais sujets. Je crois qu’à vivre continuellement en groupe on finit par régresser intellectuellement. On laisse les autres réfléchir à notre place, parce que c’est plus simple sur le moment. Mais avec les années on perd tout esprit critique. Comment veux-tu qu’on soit capable de tolérance, de jugement, si l’on n’est même pas aptes à nous faire nos propres idées ?

Malgré ça, je m’interroge : est-ce que je suis folle ? Est-ce que je suis la seule à te trouver belle, et plutôt positive ? Est-ce que ça fait vraiment de moi quelqu’un d’asocial de passer du temps avec toi ?

Très jeune je remettais déjà en cause le pouvoir, l’autorité, l’adulte. Je crois que je n’ai jamais été quelqu’un de docile. Depuis toujours on me traite de fière ou de rebelle, on me dit que ce n’est pas comme ça que je vais plaire ou me faire des amis. Ça me fait un peu sourire quand je pense aux gens formidables qui habitent ma vie. Je crois que le seul moyen d’être soi-même et quelque peu épanoui est d’arrêter d’avoir en permanence recours à l’autre, à son regard ou son avis.

Mais la société dans laquelle on a grandi a fait de nous des assistés émotionnels. On passe notre temps à essayer de faire plaisir, à vouloir rendre fiers nos parents, à écouter des conseils qui ne nous correspondent pas, et on finit par suivre une voie qui n’est pas la nôtre. Mais la vérité c’est que personne d’autre que moi ne peut raisonner à ma place, personne n’est dans ma tête, personne ne peut me dire ce qui doit faire mon bonheur ou quel chemin suivre. Cette idée est effrayante, voire même douloureuse, mais quelle vie m’attend si je refuse encore de la reconnaître ? N’est-ce pas ça, d’ailleurs, devenir adulte ? Se rendre compte que l’on est responsable de sa propre vie ? Se prendre en main et faire face, plutôt que d’accabler l’autre ou l’appeler au secours ? Je crois que cette prise de conscience est le commencement de tout.

C’est tout un art les rapports sociaux, tu sais bien que ça m’a souvent dépassée. J’ai l’impression que le partage véritable et l’honnêteté entre humains est plutôt utopique. En fait, j’ai le sentiment, et c’est ce qui me dérange le plus, qu’aucune relation n’est vraiment gratuite. Que quand on passe du temps avec quelqu’un, c’est très souvent intéressé. Ce n’est pas forcément conscient, et encore moins malintentionné, mais les gens ont tellement besoin qu’on les rassure, qu’on les guide, qu’on les rende heureux. Je ne m’en sens pas le pouvoir. C’est trop.

Tu n’imagines pas la gueule de mes proches quand je leur dis que je n’ai pas besoin d’eux. Bon, dit comme ça, je peux les comprendre aussi… C’est vrai que je ne suis pas souvent très délicate dans mes propos. Mais ce que je veux dire c’est que je n’ai pas ‘’besoin’’ d’eux. Je suis là, je suis moi, je suis complète, (…) je suis contente ! Évidemment, ils rajoutent à mon bonheur quotidien, ils m’apportent énormément, et on crée de belles choses ensemble, mais c’est un plaisir, ce n’est pas un besoin. Je n’espère rien d’eux, je les aime comme ils sont, sans forcément attendre de retour, simplement parce qu’ils existent. Je suis fière de pouvoir aimer comme cela.

Dis -moi, on a le droit d’être pas commode ? D’être sauvage et sociable en même temps ?

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Depuis trois ans on me questionne sur mon choix de voyager seule. On me félicite ou on me plaint, on me qualifie de courageuse ou on me demande ce qui cloche chez moi. Tous les avis se superposent, s’emmêlent, et à moi il m’a fallu tout ce temps pour comprendre les raisons de notre rencontre.

Je t’écris aujourd’hui comme à une amie, mais il faut que je t’avoue que durant des années, moi aussi je t’appréhendais un peu. Quand je t’ai embarquée avec moi pour la Norvège, lors de mon tout premier voyage, tu n’étais pas vraiment voulue. J’avais juste besoin de partir, vite, d’aller voir ailleurs, et personne d’autre que toi n’était prêt à me suivre. À cette époque, je ne connaissais pas encore tous ces forums qui regroupent les voyageurs, toutes ces annonces où les uns et les autres recherchent des compagnons d’aventure. Et Dieu merci.

Ces voyages avec toi m’ont profondément changée. Durant ces longs mois, à ne pouvoir ne compter que sur nous-mêmes, je crois que j’ai vraiment grandi. La route et toi faites des enseignants formidables. Vous m’avez appris l’humilité, la bienveillance, la persévérance, et surtout, le courage. Vous m’avez obligée à surmonter le difficile. Je ne pensais pas être si forte.

Alors non, tu n’as rien de facile. Et tu n’es pas vraiment douce non plus. D’aussi loin que je me rappelle tu n’as jamais essayé de me préserver. Au contraire, tu me poussais déjà à bout. Tu m’impressionnes un peu avec tes grands airs et tes excès. Des fois tu m’inquiètes. J’ai peur de m’approcher trop près de toi et de ne plus être capable de rentrer chez moi. Des fois j’ai peur que tu me rendes folle.

Tu me fais un peu penser aux histoires d’amours passionnées. Comme elles tu demandes un abandon et un dévouement total, comme elles tu peux t’avérer terriblement blessante, ou sublime. Tu es une épreuve à part entière. Tu coûtes cher, mais le prix à payer et la récompense sont les mêmes : la liberté.

Aujourd’hui, je ne peux plus me passer de toi. Tu es devenu un choix réfléchi, et même plus que ça, un engagement. J’ai passé un accord avec toi, celui de vivre avec attention et courage, avec lucidité et respect. Nos rencontres comme un rendez-vous avec moi-même. On a encore du chemin à faire toi et moi. Je n’ai pas encore tout compris, je n’ai pas encore fait la paix avec les autres, ni même avec moi. Je crois que c’est ça le vrai but de ces voyages : apprendre à me connaître, à me respecter et à m’aimer. C’est aussi pour cela qu’ils sont solitaires : ils ne mènent qu’à mon propre salut.

On me demande comment je fais pour oser toutes ces aventures. Je crois que tu y es pour beaucoup. Je ne ressens plus le besoin de parachute, de semaines routinières, ou de l’assurance d’avoir quelqu’un dans mon lit toutes les nuits. C’est toi qui me sécurises. Je sais que quoiqu’il se passe, si dans ma vie je traverse des moments de doute ou de peine, je retrouverai toujours mon souffle à tes côtés. Je sais que quand les angoisses seront trop présentes, et que la situation semblera bloquée ici, mon secours ultime viendra d’en haut, de toi.

C’est donc vrai : « L’âme cesse d’être solitude quand elle devient sanctuaire. »

 

Avec amour et dévotion,

 

Sarah